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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

dès qu’elle l’a reconnu. Il ne manque jamais de critiques circonspects qui sont gens, en vérité, à proclamer hautement un génie visible depuis dix ans ; ils tirent gravement leur montre et vous annoncent que le jour va paraître, quand il est déjà onze heures du matin. Il faut leur en savoir gré, car on en pourrait trouver qui s’obstinent à nier le soleil, parce qu’ils ne l’ont pas prévu ; mais pourtant si le poëte, qui a besoin de la gloire, ou du moins d’être confirmé dans sa certitude de l’obtenir, s’en remettait à ces agiles intelligences dont l’approbation marche comme l’antique châtiment, pede pæna claudo, il y aurait lieu pour lui de défaillir, de se désespérer en chemin, de jeter bas le fardeau avant la première borne, comme ont fait Gilbert, Chatterton et Keats. Lors même que la critique, douée de l’enthousiasme vigilant, n’aurait d’autre effet que d’adoucir, de parer quelques-unes de ces cruelles blessures que porte au génie encore méconnu l’envie malicieuse ou la gauche pédanterie ; lorsqu’elle ne ferait qu’opposer son antidote au venin des Zoïles, ou détourner sur elle une portion de la lourde artillerie des respectables reviewers, c’en serait assez pour qu’elle n’eût pas perdu sa peine, et qu’elle eût hâté efficacement, selon son rôle auxiliaire, l’enfantement et la production de l’œuvre. Après cela, il y aurait du ridicule à cette bonne critique de se trop exagérer sa part dans le triomphe de ses plus chers poëtes ; elle doit se bien garder de prendre les airs de la nourrice des anciennes tragédies. Diderot nous parle d’un éditeur de Montaigne, si modeste et si vaniteux à la fois, le pauvre