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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

sanglants de l’astre sur les eaux du fleuve ; puis, au retour, à se lire les vers qu’on avait composés. Ainsi les palettes se chargeaient à l’envi, ainsi s’amassaient les souvenirs. L’hiver, on eut quelques réunions plus arrangées, qui rappelèrent peut-être par moments certains travers de l’ancienne Muse, et l’auteur de cet article doit lui-même se reprocher d’avoir trop poussé à l’idée du Cénacle, en le célébrant. Quoi qu’il en soit, cette année amena pour Victor Hugo sa plus paisible et sa plus riche efflorescence lyrique : les Orientales sont, en quelque sorte, son architecture gothique du XVe siècle ; comme elle, ornées, amusantes, épanouies. Nulles poésies ne caractérisent plus brillamment le clair intervalle où elles sont nées, précisément par cet oubli où elles le laissent, par le désintéressement du fond, la fantaisie libre et courante, la curiosité du style, et ce trône merveilleux dressé à l’art pur. Et, toutefois, pour sortir de la magnifique vision où il s’était étalé et reposé, Victor Hugo n’attendit pas la révolution qui a soufflé sur tant de rêves. Là où d’autres eussent mis leur âge d’or, tâchant de l’éterniser, lui, ardent et inquiet, s’était vite retrouvé avec de plus vastes désirs. Par Hernani, donc, il aborda le drame, et par le drame, la vie active. Face à face désormais avec la foule, il est de taille à l’ébranler, à l’enlever dans la lutte ; et nous avons, comme lui, confiance en l’issue. Après cela, faut-il l’avouer ? qu’il y ait eu des regrets de notre part, hommes de poésie discrète et d’intimité, à voir le plus entouré de nos amis nous échapper dans le bruit et la poussière des