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CHATEAUBRIAND.

Pendant qu’il joue au bord de la mer à Saint-Malo, le chevalier de Chateaubriand a pour ami d’enfance un compagnon espiègle, hardi et provocateur, qui exerce un grand empire sur lui, et à qui il attribue, comme à une étoile jumelle, une influence mystérieuse et superstitieuse sur sa destinée. C’est ce même Gesril qui, devenu plus tard officier de marine, périt à l’affaire de Quiberon. L’action était finie, et les Anglais continuaient de canonner. Gesril, à la nage, s’approche des vaisseaux, crie aux Anglais de cesser le feu, leur annonçant le malheur et la capitulation. On le voulut sauver en lui filant une corde : « Je suis prisonnier sur parole, » s’écrie-t-il du milieu des flots ; et il revient à terre, où il est fusillé avec Sombreuil. — Gesril, vous êtes mort en héros, vous avez égalé Régulus et surpassé d’Assas ; et qui connaît votre nom cependant ? Vous étiez jusqu’ici comme ces héros tombés avant Agamemnon, et qui ont manqué de poëte sacré ! Mais non ; vous avez joué, enfant, avec le poëte, vous l’avez poussé aux combats de pierre avec les autres enfants de la plage, vous l’avez enhardi sur les pentes glissantes des rochers ; il vous suivait comme une bannière, et votre charme héroïque l’enchaînait déjà. Gesril, vous voilà sauvé de l’oubli ! Si le poëte est capricieux de nature, s’il lui plaît parfois d’immortaliser des chimères, des êtres rencontrés à peine, des jeunes filles dont il ne sait le nom et auxquelles il sourit comme la fée, le poëte aussi est reconnaissant ; il prend dans la nuit l’ami qu’il préfère, et il lui dresse un trône. Voyez plus tard comme il couronnera Fontanes pour l’avoir deviné et aimé ! Le poëte redore