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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

dont cette rencontre va enflammer la journée. Parce que chaque soir revient funèbre et sombre, chaque matinée de soleil ne nous rend-elle pas un peu de vrai printemps ?

Si j’osais adresser un seul reproche à quelques rares endroits de cette douleur presque innée que je comprends et que j’admire, ce ne serait pas de s’exagérer et de se surfaire, ce serait de se croire plus unique au monde, plus privilégiée en amertume qu’elle ne l’est en effet. Certes, nulle vie n’a été plus traversée, semée sur plus de mers, sillonnée de plus de sortes d’orages ; et quand, après tant d’incomparables vicissitudes, on porte sa douleur sans fléchir, comme ces personnages de rois et d’empereurs qui, outre leur diadème de gloire au front, portent un globe dans la main, on en mesure mieux tout le poids. Mais ce poids, pour être d’ordinaire plus obscurément porté, n’en pèse pas moins aujourd’hui sur bien des cœurs. Le mal du solitaire René, en retranchant même ce qui a été de contagion et d’imitation, est assez endémique en ce siècle ; la famille est nombreuse, je le crois, qui l’invoque tout bas comme l’aîné des siens. Quand René jette ses regards sur une foule, sur ce désert d’hommes comme il l’a appelé, il peut s’écrier sans crainte, ainsi que s’écriait l’infortuné dans l’Essai à la vue des petites lumières des faubourgs : La, j’ai des frères ! frères moins glorieux sans doute, plus infirmes, moins honorés des grands coups du sort. Mais n’est-ce pas en fait de douleur surtout qu’il est vrai de dire avec M. Ballanche : « Tout se passe au fond de notre cœur, et c’est notre cœur seul qui donne à tout l’existence et la réalité. »