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« J’avais cessé presque entièrement de le visiter dès 1839, le traitant un peu comme une ancienne maîtresse qu’on craint de revoir pour ne pas retomber sous le charme. »

« — Lamartine est l’homme qui a su dire le plus de fois dans sa vie :

Ce qui n’est plus pour l’homme a-t-il jamais été ? »

« — Saint-Priest[1] relit maintenant Lamartine, et il me dit que cette lecture rétrospective, éclairée par le jour des événements récents, est d’un intérêt tout nouveau. Mille échappées, où l’on ne voyait auparavant que des accès de fantaisie, prennent un sens profond et précis qu’elles n’avaient pas. Le Voyage d’Orient est tout plein de ces premières grandes bouffées d’ambition qui ressemblaient de loin à des vapeurs. Même dans le discours de réception de Lamartine à l’Académie, en 1830, on trouve un grand parallèle établi entre la poésie et l’action, entre la vie du littérateur en temps régulier et cette même existence dans les siècles d’orage, en « ces époques funestes au monde, glorieuses pour l’individu. » Dans les temps calmes, chacun est classé, chacun suit sa voie ; avec plus ou moins de distinction, selon nos forces ou nos faiblesses, « nous arrivons au terme. Si nous en valons la peine, on nous nomme, on nous caractérise en deux mots, et voilà la page de notre vie dans un siècle. » Dans les temps d’orage, au contraire, « dans ces drames désordonnés et sanglants qui se remuent à la chute ou à la régénération des empires, quand l’ordre ancien s’est écroulé et que l’ordre nouveau n’est pas encore enfanté, dans ces sublimes et affreux interrègnes de la raison et du droit,… tout change ; la scène est envahie, les hommes ne sont plus des acteurs, ils sont des hommes… Tout a son règne, son influence, son jour ; l’un tombe, parce qu’il porte l’autre ; nul n’est à sa place, ou du moins nul n’y demeure ; le même homme, soulevé par l’instabilité du flot populaire, aborde tour à

  1. Alexis de Saint-Priest, de l’Académie française, — qui avait tant désiré d’en être et qui mourut bien peu de temps après son vœu exaucé, un homme de beaucoup d’esprit, — plein d’esprit, « et il fallait qu’il en eût terriblement pour en être plein, » a dit quelqu’un, car il était d’une grosseur monstrueuse. Il se définissait gaiement lui-même « un esprit français dans un corps oriental. »