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Évidemment, une révolution s’est opérée : M. de Lamartine veut prendre, en quelque sorte, dans son rhythme le trot de Victor Hugo ; ce qui ne lui va pas. M. Hugo rachète ses duretés de détail par des beautés qui, jusqu’à un certain point, les supportent et s’en accommodent. Le vers de M. de Lamartine était comme un beau flot du golfe de Baïa : il le brise, il le saccade, il le fait trotter aujourd’hui comme le cheval bardé d’un baron du moyen âge. Toute harmonie est troublée.

J’aurais beaucoup à ajouter ; je pourrais poursuivre en détail dans les conceptions, comme dans le style et dans le rhythme, cette influence singulière, inattendue, ce triomphe presque complet des défauts de l’école dite matérielle sur le poëte qui en était le plus éloigné d’instinct et qui y parut longtemps le plus contraire de jugement ; triomphe d’autant plus bizarre qu’elle-même paraissait déjà comme vaincue : mais est-ce bien à moi qu’il conviendrait d’y tant insister ? M. Daunou, racontant les variations et les récriminations du critique La Harpe, lui souffle sagement à l’oreille ce mot de Cicéron plaidant pour Ligarius : Nimis urgeo,… ad me revertar, iisdem in armis fui[1] !

  1. Il faut citer la page tout entière ; les variations étant fréquentes et souvent nécessaires de nos jours, nous croyons utile de mettre sous les yeux la parfaite théorie morale posée par M. Daunou en cette matière : elle complète dignement ce que nous avons recueilli, en commençant, de la bouche de Dante : « Telle est, dit M. Daunou, la mobilité de l’esprit humain, qu’il peut également persister dans ses erreurs ou y renoncer, acquérir des lumières qu’il n’avait pas ou se livrer à des illusions nouvelles. L’homme qui se sent éclairé, ou par des méditations profondes, ou par des