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Et ici, en beaux et grands vers que chacun a pu lire, revient l’utopie immense, trop immense, mais enfin bornée (il était temps) par une vive peinture de vie heureuse dans une bastide du Midi. Quel regret pourtant le poëte me laisse au lieu du charme ! De quelle façon il traite ses vers en nous les prodiguant ! On voudrait qu’il crût, qu’il parût croire davantage à l’avenir de sa poésie : il compte si fort sur l’avenir en toutes choses ! Je concevrais Lucrèce parlant de la sorte ; l’épicurien Hesnault, qui a fait quelque épître sur ce sujet-là, peut marier son scepticisme poétique à tous ses autres scepticismes[1] ; mais M. de Lamartine n’est pas si dépourvu encore de belles illusions qu’on ne puisse lui souhaiter celle-là de plus, d’autant qu’elle tournerait tout aussitôt à notre plaisir. Il accorde tant à l’humanité en général et à je ne sais quelle apothéose de l’espèce ; dans le particulier, il a l’air de croire si

  1. Ce poëte Hesnault, camarade de collége de Molière, et qui avait du talent, du feu poétique, s’endormit dans la paresse, se berça dans l’épicuréisme, et, comme bien d’autres, manqua la gloire en n’y croyant pas. Selon lui, l’avenir a bien d’autres choses à faire que de s’occuper de nous, et, même quand il s’en occupe, ce n’est qu’une fausse apparence ; car n’est-il pas certain, après tout, s’écrie-t-il,

    Qu’Homère et que Virgile, autrefois si fameux,
    Mourront un jour pour nous, comme ils sont morts pour eux ?


    Ainsi, cette prétendue immortalité, en la supposant obtenue, n’est qu’une suite de naufrages et de morts ; ni ceux qui l’obtiennent, ni ceux qui la donnent, n’en perçoivent la durée persistante ; ce n’est, en quelque sorte, qu’un bout à bout continuel, une rallonge précaire, qui tôt ou tard manque : autant vaut la rompre en commençant.