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fidence, s’il ne partait de là pour jeter, en littérature et en poésie, certaines façons de voir qu’il est impossible d’accepter par rapport à l’art en général, et par rapport à son propre talent, car ce serait une ruine. On a vu dernièrement, on a surpris la façon de travail et d’étude d’André Chénier : on a assisté aux ébauches multipliées et attentives, dans l’atelier de la muse[1]. Combien le cabinet que nous ouvre à deux battants M. de Lamartine, et dans lequel il nous force, pour ainsi dire, de pénétrer, est différent ! «… Ma vie de poëte, écrit-il, recommence pour quelques jours. Vous savez, mieux que personne, qu’elle n’a jamais été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le bon public, qui ne crée pas, comme Jéhovah, l’homme à son image, mais qui le défigure à sa fantaisie, croit que j’ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles : je n’y ai pas employé trente mois, et la poésie n’a été pour moi que ce qu’est la prière… » Nous concevons ce qu’a d’impatientant pour le poëte, et pour tout écrivain célèbre, l’idée absolue qu’on se forme de lui, et sur laquelle, bon gré, mal gré, on veut le modeler après coup. Mais, selon cette idée que se fait le bon public, on n’est pas défiguré toujours, on est idéalisé quelquefois : n’en faudrait-il pas prendre son parti alors, composer avec cet idéal, et ne le pas secouer avec ce sans façon ? Le devoir d’un écrivain et de tout homme public est en raison com-

  1. Voir l’article intitulé Documents inédits sur André Chénier, au tome 1er des Portraits littéraires.