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nère-t-il en débordement et en ravage ? Où la transformation doit-elle convenablement s’arrêter, et où la déviation véritable commence-t-elle ? Quel est l’endroit, la mesure indécise où le lac tant aimé n’est plus lui-même, et s’affaisse et se noie indéfiniment, et n’offre plus que flaque immense de poésie ? Les talents de poëtes sont, en avançant, aux prises avec des difficultés de tous genres : il faudrait rester fidèle à soi-même sans s’immobiliser, se renouveler sans se rompre. Gœthe se renouvelle, mais il se rompt l’âme à toute croyance. Manzoni reste fidèle, mais il se tait. Entre tous ces écueils et bien d’autres, M. de Lamartine du moins fait-il ce qu’il peut ?

Avec tout le respect, avec toute l’admiration bien grande qui nous reste, nous dirons quelque chose de ce qui menacerait d’être chez lui un parti pris et une méthode nouvelle. Ces belles paroles que Dante, au chant xiii de son Paradis, met dans la bouche de saint Thomas, ne sortiront pas de notre mémoire et nous feront assez rentrer en nous-même : «… Que ceci te serve d’avertissement et te soit comme une semelle de plomb aux pieds, pour que tu n’ailles que bien lentement, et comme un homme déjà lassé, vers le oui ou vers le non des choses que tu n’as pas entendues du premier coup !… Que les hommes ne jugent pas avec trop de confiance, comme celui qui compte sur les blés aux champs avant qu’ils soient mûrs ; car j’ai vu le buisson, à demi mort et tout glacé pendant l’hiver, se couronner de roses au printemps ; et j’ai vu le vaisseau, qui avait traversé rapidement la mer durant tout le