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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

grandissant, à la quatrième de ses sœurs, négligée comme lui, rêveuse et souffrante, et qu’il nous peint d’abord l’air malheureux, maigre, trop grande pour son âge, attitude timide, robe disproportionnée, avec un collier de fer garni de velours brun au cou, et une toque d’étoffe noire sur la tête. Voilà celle pourtant qui plus tard brillera si poétique et si belle, dont le front pâle se nuancera de toute sérieuse pensée, qu’il comparera muette et inclinée à un Génie funèbre, et qui sera pour lui la Muse, quand, dans une des promenades au grand mail, il lui parlera avec ravissement de la solitude, et qu’elle lui dira d’une voix de sœur qui admire : « Tu devrais peindre cela. »

La grand’mère maternelle du chevalier habitait à l’Abbaye, hameau voisin de Plancoët, avec une vieille sœur non mariée, mademoiselle de Boisteilleul. Il y avait dans la maison d’à côté trois vieilles filles nobles qui venaient chaque après-midi faire la partie de quadrille, averties de l’heure précise par un double coup de pincettes que mademoiselle de Boisteilleul frappait sur la plaque de la cheminée. Jamais intérieur en apparence insignifiant n’a pris plus de vie sous un pinceau et une expression plus pénétrante. Si, dans le portrait de son père, M. de Chateaubriand n’a rien à envier aux Van Dyck, aux Velasquez et aux vieux maîtres espagnols ; si, dans le portrait de sa sœur enfant, il a égalé quelque jeune fille gauche et finement ingénue de Terburg, il n’est comparable en cet endroit qu’à la grâce exquise et familière de Wilkie. Mais quand il vient à se rappeler que cette société, la première qu’il ait remar-