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saturnien, toujours jaloux, joyeux de leur triomphe croissant sur son frère l’Espace, accepte de leurs mains hardies le sceptre d’espérance qu’ils lui tendent, et leur sourit d’un grave et sublime sourire. On sent dans ce magnifique sonnet ce qu’il en coûte à la noble muse druidique des bois, à la muse des contemplations et des superstitions solitaires, pour saluer ainsi ce qui ravage déjà son empire et la doit en partie détrôner ; c’est presque une abdication auguste : je m’en attendris comme quand Moïse a sacré Josué et salué le nouvel élu du Tout-Puissant, comme quand Énée, par ordre du Destin, s’arrache à la Didon aimée, pour fonder la Ville inconnue. Il obéit, il se hâte, mais il pleure, lacrymæ volvuntur inanes. Ces pleurs, amère et vaine rosée, à la face du héros ou du poëte, répondent à merveille à ce qui vient d’être dit de l’austère sourire du Temps,

 
… And smiles on you with cheer sublime.


Lamartine en son nom, ou par la bouche de Jocelyn, a moins de peine à se résigner. Non-seulement il accepte, mais il célèbre, mais il se réjouit, mais il marche l’un des premiers, et l’étoile au front. La parabole de la Caravane, qui terminera heureusement cette comparaison avec Wordsworth, va nous offrir trente vers qui ne me semblent pouvoir être surpassés, pour l’image et pour l’idée, en aucune poésie :


La Caravane humaine un jour était campée
Dans des forêts bordant une rive escarpée.
Et, ne pouvant pousser sa route plus avant,
Les chênes l’abritaient du soleil et du vent ;