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que le temps de s’échapper. Comme petit détail exact, j’aimerais mieux que Jocelyn sortît du séminaire avant 93, avant la mort du roi, et dès 92, ce qui abrégerait d’autant l’année 94, trop longue dans le poëme (car par mégarde elle est double). Jocelyn s’échappe donc en changeant d’habit ; il gagne le Dauphiné, Grenoble, et arrive aux Alpes. Un pâtre le recueille, et lui indique, comme plus sûre et tout à fait inviolable, une grotte, une vallée close, inconnue de tous, et dans laquelle on ne parvient que le long de rampes étroites et par un périlleux sentier. Après les horreurs des massacres, après les angoisses de la fuite, et celles même d’une route si escarpée, au moment où Jocelyn met le pied, par delà le précipice, dans la haute et douce vallée dont il s’empare, oh ! en ce moment, comme il s’écrie vers le ciel, comme il foule délicieusement la mousse ! comme il s’ébat tour à tour et s’agenouille ! Il faut l’entendre, poëte, triompher dans sa solitude, et en des chants inextinguibles bénir la nature et Dieu. Jocelyn, seul, dans la Grotte des Aigles, rentre dans une situation qu’ont rêvée une fois tous les cœurs sensibles épris de la nature au printemps. Sa Grotte des Aigles, c’est son île Saint-Pierre plus inaccessible, une île de Robinson grandiose et poétique, une Otaïti déserte et aussi fortunée. Il me rappelle Chactas ou René dans les savanes, Oberman à Fontainebleau ou à Charrières. Ou plutôt il ignore tout cela ; il ne songe qu’à se plonger dans l’ivresse sereine de ces hauts lieux, à remercier l’Auteur, à bénir sur la montagne pendant le bouleversement de la terre, sur la montagne où sa vallée est