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plus facile à accepter pour tout lecteur naïf, que ne le serait souvent une réalité plus serrée de près et plus motivée. Par cette continuité du naturel même dans l’invraisemblable, Jocelyn me semble parfois un roman de l’abbé Prévost, écrit par un poëte disciple de Fénelon.

Quelques livres heureux, qui commencent à s’user, ont eu le doux honneur d’une longue popularité dans la famille : Télémaque, Robinson, Paul et Virginie. Dans les derniers temps, Walter Scott a pris quelque part de cet héritage domestique si enviable. Ses romans, comme Lamartine l’a remarqué dans l’Épître adressée à l’illustre enchanteur, se lisent volontiers autour de la table du soir, sans que la pudeur ait à s’embarrasser. Pourquoi Jocelyn ne serait-il pas à son tour un de ces livres populaires dans la famille ? Pourquoi, pénétrant rapidement dans la classe moyenne de la société nouvelle, n’aurait-il pas pour lot d’initier, les femmes surtout, au sentiment poétique qui doit tempérer des habitudes de plus en plus positives ? Pourquoi n’aiderait-il pas, dans l’absence de croyance véritablement régnante, à maintenir ces sentiments de christianisme moral, sans prétention dogmatique, de christianisme qui n’a plus la prière du soir en commun, mais qui (en attendant ce que réserve l’avenir) peut se nourrir encore par de touchants exemples et des effusions affectueuses ? Le christianisme de Jocelyn, qui n’a rien d’offensif pour l’orthodoxie sévère, n’a rien de répulsif non plus pour toute philosophie qui admet Dieu. Ce poëme doux et élevé ne conviendrait-il pas exactement à cette situation mixte où se trouve la famille par rapport à la