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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

l’étourderie entrait de concert avec l’envie et la bêtise : on avait l’air de vouloir dire que l’astre baissait. Mais en avançant encore davantage, en contemplant surtout ce dernier et incomparable développement des Harmonies, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Le poëte chez Lamartine était né avant Elvire et lui a survécu ; le poëte chez Lamartine n’était subordonné à rien, à personne, pas même à l’amant. D’autres sont plus amants que poètes : un amour particulier les inspire, les arrache de terre, les élève à la poésie ; cet amour mort en eux, il convient qu’ils s’ensevelissent aussi et qu’ils se taisent. Lamartine, lui, était poëte encore plus qu’amant : sa blessure d’amour une fois fermée, sa source vive de poésie a continué de jaillir par plus d’endroits de sa poitrine, et plus abondante. Il existait avant sa passion, il s’est retrouvé après, avec ses grandes facultés inoccupées, irrassasiables, qui s’élançaient vers la suprême poésie, c’est-à-dire vers l’Amour non déterminé, vers la Beauté qui n’a ni séjour, ni symbole, ni nom :


Mon âme a l’œil de l’aigle, et mes fortes pensées,
Au but de leurs désirs volant comme des traits,
Chaque fois que mon sein respire, plus pressées
Que les colombes des forêts,
Montent, montent toujours, par d’autres remplacées,
Et ne redescendent jamais !


On a dit que Lamartine s’adressait à l’âme encore plus qu’au cœur : cela est vrai, si par l’âme on entend, en quelque sorte, le cœur plus étendu et universalisé. Dans les femmes qu’il a aimées, même dans Elvire,