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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

cette œuvre de jeunesse était restée en dehors du grand monument poétique, religieux et politique, de M. de Chateaubriand, et n’était pas comprise, pour ainsi dire, dans la même enceinte. Les notes que l’auteur y avait jointes, écrites en 1820, et dans un esprit de justification religieuse et monarchique, servaient à séparer l’Essai de ce qui a suivi plutôt qu’à l’y rattacher. C’est aux Mémoires qu’il appartenait de tout reprendre dans une unité plus vaste, et de représenter avec accord l’entière ordonnance de cette destinée.

L’idée de M. de Chateaubriand, écrivant ses Mémoires, a été de se peindre sans descendre jusqu’à la confession, mais en se dépouillant d’une sorte de convenu inévitable qu’imposent les grands rôles joués sur la scène du monde ; c’est une des raisons qui le portent à n’en vouloir la publication qu’après lui. Dans les pages datées de 1811, comme dans celles de 1833, l’auteur de la grande tentative chrétienne et monarchique se sent toujours, mais il ne se pose pas en travers. Rien n’abjure les opinions du passé, mais rien ne s’y asservit, rien ne les flatte. Le poète, comme René, a ressaisi solitude et puissance ; il est rentré dans sa libre personnalité, dans mille contradictions heureuses. Sa nature originelle y reprend le dessus, y tient le dé, si j’ose dire. Toutes les réflexions saines, capables d’éloquence, toutes les nobles images à cueillir et les palmes en fleur dans chaque champ, toutes les belles rêveries à rêver, l’appellent d’un attrait invincible. L’art surtout, ce grand et insatiable butineur, y gagne. L’unité de la vie même de l’écrivain se retrouve dans cette diversité.