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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

vantes ne sont que le développement ostensible et la conséquence, j’oserai dire facile. Or, comment ignorer cette première et féconde moitié d’une belle vie ? On veut tout savoir sur le point de départ des grandes âmes avant-courrières. M. de Chateaubriand avait déjà parlé dans des notes, dans des préfaces, çà et là, de cette époque antérieure ; mais les détails épars ne se liaient pas et laissaient champ aux incertitudes. Un livre, par lui publié à Londres en 1797, l’Essai sur les Révolutions, était la source la plus abondante et la plus native où l’on pût étudier cette jeunesse confuse. En lisant l’Essai, on y voit quelles connaissances nombreuses, indigestes, avait su amasser le jeune émigré ; quelle curiosité érudite et historique le poussait à la fois sur tous les sujets qu’il a repris dans la suite ; quelle préoccupation littéraire était la sienne ; quel souci de style, et d’exprimer avec saillie, avec éclat, tout ce qui en sens divers était éloquemment exprimable ; quel respect empressé pour tout ce qui avait nom d’homme de lettres, pour Flins, par exemple, qu’il cite entre Simonide et Sanchoniaton. On y voit une haute indifférence politique, un bien ferme coup d’œil sur des ruines fumantes, une appréciation chaleureuse, mais souvent équitable, des philosophes ou des personnages révolutionnaires ; il m’arrive à chaque page, en lisant l’Essai, d’être de l’avis du jeune homme contre l’auteur des notes, que je trouve trop sévère et trop prompt à se condamner. Le scepticisme de l’Essai n’a rien de frivole ; c’est un désenchantement amer, une douleur de ne pas croire ; c’est le souffle de cette bise sombre