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SÉNANCOUR.

dire je vois tous les jours ; et qu’ensuite on entreprenne de me décider à la quitter.

« La maison est à quatre cents pas du lac sur un sol incliné faiblement, et couvert d’une herbe courte que paissent les bestiaux. La grève où s’étendent tous les jours les ondulations de l’eau est interrompue en quelques endroits par des rocs qui ne sont jamais submergés et contre lesquels se brisent les vagues, dès que le vent du sud a régné durant quelques heures.

« La vallée paraît fermée de toutes parts, mais les collines s’abaissent vers le couchant. Au nord-est, on voit des cimes couvertes d’une neige éternelle, mais de hauts sapins ombragent tous les rochers qui entourent le vallon. Les sources se réunissent en un torrent qu’au milieu même de l’hiver nous pouvons entendre durant la nuit et qui, pendant la saison où le soleil pénètre jusque dans les ravins des glaciers, se précipite avec violence et agite au loin, malgré le calme de l’air, le vaste bassin où il s’engloutit.

« Le vallon est salubre, mais solitaire ; il n’est point stérile, mais il n’est pas fécond. Peu de culture, peu d’industrie ; un seul village à un quart de lieue derrière un promontoire. Du point où nous sommes, on n’aperçoit que deux vacheries au-dessus des bois, et plus près de nous une seule maison de paysans. La tranquille et nombreuse famille qui l’habite s’occupe uniquement d’élever des abeilles et d’entretenir les filets avec lesquels elle fournit de poissons l’auberge du village et une autre qui est à demi-lieue de là sur une route très-fréquentée. Il y a dans ce village un château, une grande manufacture et un pasteur estimable ; nous pourrons donc avoir des connaissances un jour, quand le bonheur ne nous suffira plus. En attendant, nous ne voyons que cet ecclésiastique ; nous le voyons parce qu’il s’est présenté, parce qu’il est tel que nous eussions pu désirer un voisin, et parce qu’il paraît avoir besoin de ces distractions auxquelles, nous, nous ne songions pas.

« Derrière la maison est un enclos où sont rassemblés des légumes et des fruits. Un ruisseau, qui ne tarit point, le traverse dans sa longueur, et un bois de châtaigniers le couronne. Le produit annuel de ces châtaigniers suffit à nos besoins : je n’ai pas d’autre domaine.

« Des chèvres, des canards, des poules et des paons forment à peu près tout le peuple de nos serviteurs : ou plutôt ils exigent des soins ; et des soins assidus, mais exempts d’inquiétude, s’accordent très-bien avec le paisible mouvement de nos journées.