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tions où un homme peut vivre ; » cet assujettissement joint à l’immense difficulté de soutenir une femme, des enfants, sans revenus fixes, sans autres moyens que des débris à recueillir à des époques inconnues, sans état (même très-longtemps sans papiers et sans droits de citoyen)[1], sans dettes, sans aucune intrigue, surtout aussi avec le sort contre soi, avec ce qu’on appelle du malheur (excepté la faveur marquée du sort en 1798 et en quelques autres circonstances rares), tout cela a rendu ma vie morale laborieuse et triste. Dès l’enfance, d’ailleurs, j’étais inaccessible à cet enchantement qui déguise la valeur des choses, et très-sensible, mais non passionné. J’étais destiné de toutes manières à voir la vie sans prestige, mais non sans goût et sans entraînement. Mais l’ordre m’eût suffi pour être content de mon sort.

« S’il m’était resté huit à dix mille livres de rente, assez faible portion du revenu que je devais attendre ; s’il m’en était même resté la moitié ou que ces quatre à cinq mille livres me fussent survenues après bien des embarras, mais tandis que j’étais jeune encore, j’aurais pu jouir de la vie et en faire jouir les miens : cela est possible avec peu. J’aurais aussi rempli moins mal la destination à laquelle le concours des événements et de mes penchants a borné mes projets.

« Mais ce n’est pas, écrivais-je dernièrement (en mai 1810) à M. Jay, ce n’est pas dans cette vie agitée que j’entreprendrai quelque chose de sérieux. Si jadis j’avais pu croire ne faire guère que ce que j’ai fait (comme cela devient à craindre), je n’aurais jamais écrit. À quoi sert un auteur de plus, s’il ne fait pas ce qui n’a pas été fait avant lui ? Dira-t-on même : « Dans ceci il ne faisait que préparer… les malheurs l’ont empêché… » Excepté quelques amis, qui se souciera d’être juste ? et quand on le serait, est-ce là l’essentiel ? »

« Celui qui ne verrait dans la pauvreté, dans la ruine, que l’effet direct de la privation d’argent et ne ferait, par exemple, que comparer le dîner que l’on fait avec seize sous au dîner que l’on fait avec seize francs, n’aurait aucune idée du malheur ; car la non-dépense est le moindre mal de la pauvreté[2]. Il en est ainsi de

  1. Cette phrase est très-raturée et surchargée dans le manuscrit ; elle est claire, mais elle n’est pas nette.
  2. À propos de l’étroitesse de condition où fut toujours confiné et comme écrasé Sénancour, j’ai cité ailleurs ce que Pindare et ce que Gœthe ont dit