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quelques âmes rares et y produire des agitations singulières. Le livre, dans sa destinée matérielle, sembla lui-même atteint de cette espèce de malheur qu’il décrit. Ce ne fut pas pourtant, qu’on le sache bien, une œuvre sans influence. Nodier l’invoquait dans sa préface des Tristes, et regrettait qu’Oberman se passât de Dieu. Ballanche, inconnu alors, et loin de cette renommée douce et sereine qui le couronne aujourd’hui, lisait Oberman, et y saisissait peut-être des affinités douloureuses. Latouche, qui a donné sa mesure comme homme d’esprit, mais qui ne l’a pas donnée pour d’autres facultés bien supérieures qu’il a et qui lui pèsent, a lu Oberman avec anxiété, en fils de la même famille, et il en a visité l’auteur dans ce modeste jardin de la Cérisaye, sous ce beau lilas dont le sage est surtout fier. Rabbe, je l’ai déjà dit, connaissait Oberman ; il le sentait passionnément ; il croyait y lire toute la biographie de M. de Sénancour, et il s’en était ouvert plusieurs fois avec lui : un livre qu’il avait terminé, assure-t-on, et auquel il tenait beaucoup, un roman dont le manuscrit fut dérobé ou perdu, n’était autre probablement que la psychologie de Rabbe lui-même, sa psychologie ardente et ulcérée, son Oberman. Tout récemment, dans les feuilles d’un roman non encore publié, qu’une bienveillance précieuse m’autorisait à parcourir, dans les feuilles de Lélia, nom idéal qui sera bientôt un type célèbre, il m’est arrivé de lire cette phrase qui m’a fait tressaillir de joie : « Sténio, Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust, ou bien ouvre tes livres et redis-moi les souf-