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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

fraxinelle ou de chêne qui, au milieu des vases grecs et des brillantes délicatesses, sur le marbre de la cheminée, tenait lieu de l’heure qui fuit, n’était-ce pas comme une palme de Béatrix rapportée par l’auteur d’Orphée, comme un symbole de ce je ne sais quoi d’immortel qui trompe les ans ? De côté, sur ces tablettes odorantes, voilà les livres choisis, les maîtres essentiels du goût et de l’âme, et quelques exemplaires somptueux où se retrouvent encore tous les noms de l’amitié, les trois ou quatre grands noms de cet âge. Oh ! que les admirables confidences étaient les bienvenues dans ce cadre orné et simple où elles s’essayaient ! Comme l’arrangement léger de cet art, dont il faut mêler le secret à toute idéale jouissance, n’ôtait rien à l’effet sincère et complétait l’harmonie des sentiments ! Le grand poëte ne lisait pas lui-même ; il eût craint peut-être en certains moments les éclats de son cœur et l’émotion de sa voix. Mais si l’on perdait quelque accent de mystère à ne pas l’entendre, on le voyait davantage ; on suivait sur ses vastes traits les reflets de la lecture comme l’ombre voyageuse des nuages aux cimes d’une forêt. Celui qui fut tour à tour René, Chactas, Aben-Hamet, Eudore, l’Homère du jeune siècle, il était là, écoutant les erreurs de son Odyssée. Les plis de ce front de vieux nocher, la gravité de la tête du lion, l’amplitude des tempes triomphales ou rêveuses, ressortaient mieux dans l’immobilité. Tantôt sa main passait et se posait sur les paupières, comme pour plus de ressemblance avec ces grands aveugles qu’il a peints, et dont la face exprime le repos dans le