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Oberman, qui parut en 1804, n’en était pas venu encore à cette simplification du moraliste. C’est à la fois un psychologiste ardent, un lamentable élégiaque des douleurs humaines et un peintre magnifique de la réalité. Il n’y a pas de roman ni de nœud dans ce livre ; Oberman voyage dans le Valais, vient à Fontainebleau, retourne en Suisse, et, durant ces courses errantes et ces divers séjours, il écrit les sentiments et les réflexions de son âme à un ami. L’athéisme et le fatalisme dogmatique des Rêveries ont fait place à un doute universel non moins accablant, à une initiative de liberté qui met en nous-même la cause principale du bonheur ou du malheur, mais de telle sorte que nous ayons besoin encore d’être appuyés de tous les points par les choses existantes. À la conception profonde et à la stricte pratique de l’ordre, à cette fermeté voluptueuse que préconise l’individu en harmonie avec le monde, on croirait par moments entendre un disciple d’Épictète et de Marc-Aurèle ; mais néanmoins Épicure, l’Épicure de Lucrèce et de Gassendi, le Grajus homo, est le grand précédent qui règne. Dans son pèlerinage à la Dent du Midi, assis sur le plateau de granit, au-dessus de la région des sapins, au niveau des neiges éternelles, plongeant du milieu des glacières rayonnantes au sein de l’éther indiscernable, vers le ciel des fixes, vers l’univers nocturne, Oberman me figure exactement ce sage de Lucrèce, qui habite


Edita doctrina sapientum templa serena ;


temple, en effet, tout serein et glacé, éblouissant de