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Au moment où se publiaient obscurément les Rêveries, paraissaient aussi les premiers essais d’un talent plus jeune de dix ans que M. de Sénancour, d’un talent analogue au sien en inspirations, sujet à des vicissitudes non moindres, méconnu, oublié par le même public, et qui a finalement tourné, pour le succès comme pour la direction, d’une manière bien diverse. Charles Nodier a débuté par des romans passionnés et déchirants, lambeaux arrachés d’un cœur tout vulnérable ; mais, à la différence d’Oberman, l’auteur du Peintre de Saltzbourg ne s’est pas replié obstinément dans la vie intérieure. Ce surcroît d’activité que son contemporain plus mûr s’est interdit avec une économie sévère, il l’a subi, il l’a exagéré, il l’a recherché et entretenu comme une ivresse bienfaisante. La distraction, l’apparence, le phénomène, les entraînements littéraires et politiques, le prestige épanoui des arts, l’érudition spéciale et même ingénieusement futile, une succession, un mélange diversifié de passions brûlantes, de manies exquises, de dilettantismes consommés, il a tout tra-

    riche ! Qui peut mieux connaître ce que les choses humaines valent et ne valent point, que celui qui, dès ses premières années, en a connu la jouissance ? et qui peut diriger plutôt son esprit vers le vrai, l’utile et le nécessaire, que celui qui doit déjà se corriger d’une foule d’erreurs dans un âge où les forces encore complètes lui permettent de recommencer une vie nouvelle ? » — C’est ce renouvellement qui a lieu plusieurs fois dans l’existence des grands individus, dont a manqué M. de Sénancour. — (Pour les curieux, j’indiquerai encore une pensée de Jean-Paul sur la richesse et la pauvreté, sur la richesse mauvaise à vingt ans, sur la pauvreté mauvaise à cinquante. — Revue germanique, du 31 octobre 1858, page 88.)