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néralité des premières notions, la jouissance assidue des pâturages et des montagnes. À partir de là, tout lui paraît déviation et chute, désastre et abîme. Il a devant les yeux, comme un fantôme, les funérailles de Palmyre et le linceul de Persépolis. Il voit, par les progrès de l’industrie et l’usage immodéré du feu, le globe lui-même altéré dans son essence chimique et se hâtant vers une morte stérilité. Le genre humain en masse est perdu sans retour ; il se rue en délire selon une pente de plus en plus croulante ; il n’y a plus de possible que des protestations isolées, des fuites individuelles au vrai : « Hommes forts, hâtez-vous, le sort vous a servis en vous faisant vivre tandis qu’il en est temps encore dans plusieurs contrées ; hâtez-vous, les jours se préparent rapidement où cette nature robuste n’existera plus, où tout sol sera façonné, où tout homme sera énervé par l’industrie humaine. » L’athéisme, le naturisme de ce Spinosa moins géométrique que l’autre, et poétiquement rêveur, nous rappelle toutefois le raisonneur enthousiaste dans sa sobriété chauve et nue, de même que cela nous rappelle, par l’effet des peintures, par l’inexprimable mélancolie qui les couvre et l’effroi désolé qui y circule, Lucrèce, Boulanger, Pascal et l’Alastor du moderne Shelley. — Shelley ! Godwin ! Génie ardent, erroné, intercepté si jeune avant le retour et englouti par le gouffre ! Vieillard austère qui, après un chef-d’œuvre de ta jeunesse, t’es arrêté on ne sait pourquoi, qui t’es heurté à faux depuis ce temps sur d’ingrats labeurs, et qui, sans rien perdre assurément de ta valeur intrin-