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expressives qu’il en a tracées depuis[1]. M. de Sénancour n’écrivait, guère encore à cette époque ; il se plaisait plutôt à peindre le paysage dans le sens littéral du mot : en arrivant à un instrument plus général d’expression, il a négligé ce premier talent. Il ne faudrait pas se laisser plus loin guider par Oberman pour les faits matériels qui suivent dans la vie de notre philosophe ; mais les faits matériels connus peuvent au contraire diriger le lecteur dans l’intelligence d’Oberman. Une maladie nerveuse singulière, bizarre, qui se déclara en lui après l’usage du petit vin blanc de Saint-Maurice, et le projet de sa mère de le venir rejoindre, décidèrent M. de Sénancour à demeurer en Suisse ; seulement il quitta le Valais pour le canton de Fribourg, et s’y mit en pension à la campagne, dans une famille patricienne du pays[2]. Une demoiselle de la maison, qui s’y trouvait peu heureuse, connut le jeune étranger, s’attacha à lui ; des confidences et quelque intimité s’ensuivirent. Un mariage qu’on avait arrangé pour cette personne et qu’elle refusa donna matière

  1. Les lettres de William Coxe sur la Suisse avaient paru en France dès 1781, traduites et enrichies d’observations et de descriptions nouvelles par M. Ramond. Celui-ci, comme peintre de la nature alpestre, a sa place entre Jean-Jacques et Oberman. Il est à croire que le jeune Sénancour s’était nourri de cette lecture. M. Ramond, trop peu connu comme littérateur, appartenait à ce même mouvement d’innovation d’où est sorti M. de Sénancour. Je remarque qu’il emprunte l’épigraphe des Lettres sur la Suisse au chevalier de Méhégan, dont l’imagination tout irlandaise avait déjà beaucoup de la tournure romantique au xviiie siècle.
  2. Chez les de Jouffroy.