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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

aux treilles de l’abbaye de Thélème[1], n’excommuniant pas l’abbé Mathurin Regnier, pardonnant à l’auteur de Joconde, même avant son cilice ; c’est un dieu comme Franklin est venu s’en faire un en France, comme Voltaire le rêvait en ses meilleurs moments, lorsque, d’une âme émue, il écrivait : Si vous voulez que j’aime encore… Théologie, sensibilité, peinture extérieure, on voit donc que chez Béranger tout est vraiment marqué au coin gaulois : qu’on ajoute à cela un bon sens aussi net, aussi sûr, mais plus délié que dans Boileau, et l’on sentira quel poëte de pure race nous possédons, dans un temps où nos plus beaux génies ont inévitablement, ce semble, quelque teinte germanique ou espagnole, quelque réminiscence byronienne ou dantesque.

Pour achever le contraste, tandis que les génies poétiques de ce temps trahissent, presque tous, en leurs vers une allure plus ou moins aristocratique, soit par culte de l’art, soit par prédilection du passé féodal, soit par mystérieuse chasteté d’idéal dans les sentiments du cœur, Béranger est le seul poëte qui, indépendamment même du choix des sujets, ait gardé la rondeur bourgeoise, l’accent familier, la tournure

  1. Dans la continuation du Roman de la Rose, par Jean de Meun, le sermon du grand prêtre Genius à l’armée qui assiège la Rose me semble un peu conforme à l’évangile du chantre de Mon Âme et du Dieu des bonnes gens. Tout ce discours, plein de verve genialis, serait digne à la fois de Lucrèce et de Rabelais ; le Genius de Jean de Meun est le premier fondateur et grand prieur de l’abbaye de Thélème.