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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

jusqu’à nos jours, l’esprit national, en ce qu’il a de plus vif et de plus essentiellement poétique, n’avait pas fait irruption encore dans la littérature que j’appellerai d’étude et d’art, ou, si l’on veut, cette littérature, sur le point essentiel et le plus saillant, n’était pas descendue à lui ; elle n’avait pas atteint juste à l’endroit le plus sonore ; la disposition chantante, l’humeur chansonnière n’avait jamais été grandement ni délicatement mise en jeu ; on l’avait laissée fredonner au hasard, courir par les goguettes ou sous le balcon du Mazarin, et s’abandonner, satirique ou bachique, à une irrégularité et à une bassesse qui, littérairement, semblaient sans conséquence. Collé et Panard, tout au plus, avaient un peu relevé la chanson quant au rhythme, mais en la laissant, du reste, dans une sphère d’idées bien inférieure. Jean Passerat, l’un des auteurs de la Satyre Ménippée, était encore le seul, avant Béranger, qui eût imprimé au couplet, au quatrain politique, une véritable perfection littéraire.

Béranger est venu, et il a résolu la question pour les esprits cultivés d’une part, et pour le peuple de l’autre. Écrivain exquis et consommé, il s’est mêlé aux instincts, aux ironies, à la malice et aux émotions de tous, et, s’emparant de cette faculté chantante qui avait longtemps détonné, il en a tiré un parti plein d’à-propos, de finesse et de grandeur. En demeurant le plus individuel des poëtes, aussi bien que le plus accompli des artistes, le chansonnier a su devenir le plus populaire, le seul même qui réellement l’ait été en France, depuis des siècles, en ce sens que, durant