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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

personnages fabuleux. En Grèce, en Arabie, dans l’Inde, ainsi se perpétuèrent et grossirent, durant des siècles, des trésors de récits et de chants qui sont le plus complet réservoir comme la plus pure essence de la vie de ces peuples aux époques primitives. Avec l’écriture, avec l’observation et l’analyse naissantes, commença un autre âge pour la société. La religion, désertant peu à peu son immense et vague domaine, se replia dans les cérémonies du culte ; la science fit effort, se détacha et subsista d’une vie propre ; la philosophie fonda ses écoles ; l’histoire établit des registres plus ou moins scrupuleux. Par suite de ce démembrement et de ce développement sur tous les points, le poëte cessa d’être un organe indispensable et permanent, un précepteur social, un guide ; son individualité dut se creuser une place à part et se restreindre à un emploi plus spécial du talent ; il aborda, la plupart du temps, des genres curieux et délicats, qui réussirent auprès des lettrés, des oisifs ou des princes. Au théâtre pourtant, il y eut encore pour lui une chance ouverte de popularité et d’action vaste, immédiate, dont plus d’un génie s’empara ; mais cette ressource même du théâtre paraîtra bien bornée pour le poëte, si on la compare à l’influence première.

Il est vrai que chez nous, nations modernes, nations d’Occident, les choses se passèrent, à l’origine, d’une façon moins simple et moins grandiose que dans l’antiquité ou dans l’Orient. L’empire du chant, de la poésie naïve et primitive, n’eut jamais l’étendue et l’importance que jadis il obtint là-bas ; la vieille société