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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

ce qu’il en faut pour les bonnes actions non bruyantes, il est peut-être, avec M. Laffitte, et par d’autres moyens, l’homme de France qui a rendu dans sa vie le plus de services efficaces. Pour tout dire, Béranger ne s’est dérobé au dedans à aucune des charges de sa publique renommée.

Sa conversation est prompte, discursive, abondante, également nourrie sur tous les sujets, initiée aux mœurs des métiers différents, suppléant au manque de voyages par la pratique assidue de la grande ville ; on y reçoit mille traits qui pénètrent avant et se retiennent. On y sent réunis et mélangés le contemporain des conquêtes, le républicain de l’avenir, et le successeur du Parisien Villon. Sa littérature, très-étendue, très-fine, très-élaborée, surprend ceux même qui n’ignorent pas de quelles études secrètes l’artiste consommé a dû partir. Rien de plus mûri, de plus délicat, que la variété de ses jugements littéraires, tous individuels et de sa propre façon : c’est un rusé ignorant à la manière de Montaigne. Il ne sait pas le latin assurément ; mais, à l’entendre parfois discourir du théâtre et remonter de Molière, Racine ou Shakspeare aux tragiques de l’antiquité, je suis tenté de croire qu’il sait le grec, qu’il a été Grec, comme il le dit dans le Voyage imaginaire, tant cet ordre de beauté et de noble harmonie lui est familier. Il pousse même la rancune contre ce pauvre latin qu’il n’entend pas, et que parlait son ancêtre Horace, jusqu’à reprocher avec assez d’irrévérence à notre langue, à notre poésie, d’avoir été élevée et d’avoir grandi dans le latin : témoin Malherbe