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BÉRANGER.


Tu lui tressais les noms de ses héros,
Mêlant aux fleurs le chardon qui harcèle !
Si son oubli délaissait un vengeur[1],
Tu la couvrais d’une honnête rougeur :
Puis un couplet indulgent la déride…
Pourtant, tout bas, j’ose en glisser l’aveu,
Deux ou trois fois, sœur de la cantharide[2],
L’abeille ardente outre-passa le jeu.
Pardon, pardon pour sa courte folie ;
Tant de tendresse ennoblit son retour !
La volupté, par la mélancolie,
Chez toi ramène à l’éternel amour.
Dans l’action que ton génie épouse,
Si, du champ clos sentinelle jalouse,
Prompt au clairon, et, pour trêve aux assauts,
Ne l’égarant qu’aux plus voisins berceaux,
Tu hantais peu les ombres des vallées,
L’esprit lointain des cimes non foulées,
Silence ! oracle ! encens perpétuel !
Du moins plus haut que les luttes humaines,
Fixant tes yeux sur les places sereines,
L’âme invisible errait souvent au ciel !

Aujourd’hui donc qu’à la France étonnée
Par tant d’efforts la palme enfin gagnée
Ne laisse voir qu’un triste et maigre fruit ;
Quand le combat recommence à grand bruit ;
Toi, sans dégoût, à ton passé fidèle,
Sans repentir (car la cause était belle,
Elle était sainte, et dut nous enflammer),
Toi, désormais, tu sais où te calmer.

  1. Manuel.
  2. C’est bien moins de la chanson même intitulée la Cantharide, chaude et pure émeraude où l’idée est figurée à l’antique, qu’on entend ici parler, que de quelques chansons de la première manière.