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AVERTISSEMENT

été à la fois, s’il m’est permis de le dire, un penchant et une méthode.

On n’obtient rien des poètes que par l’extrême louange : Homère, le plus grand de tous, le savait bien, lui qui, au livre VIII de l’Odyssée, fait dire par Ulysse au chantre Démodocus, pour lui demander un chant : « Démodocus, je te mets sans contredit au-dessus de tous les mortels ensemble, car c’est la Muse elle-même qui t’a enseigné, la Muse, fille de Jupiter, ou plutôt Apollon… » Ce compliment de début est de rigueur auprès des poètes, depuis Homère et Démodocus jusqu’à… jusqu’à tous ceux de nos jours.

Je ne me suis pas dit cela de prime abord ; j’ai commencé par admirer pleinement, naïvement, ceux que j’aimais surtout à contempler et à pénétrer, et qui se déployaient d’eux-mêmes sous mon regard ; ma curiosité se mêlait d’émotion à mesure que j’entrais plus avant dans chaque talent digne d’être étudié et connu. Je me disais comme Pline le Jeune, lorsqu’il décrit et développe les mérites de tant d’illustres amis : « At hoc pravum malignumque est non admirari hominem admiratione dignissimum, quia videre, alloqui, audire, complecti, nec laudare tantum, verum etiam amare contingit. » Je me disais cela en commençant, et les circonstances extérieures se prêtaient elles-mêmes à cette vue et y inclinaient en quelque sorte la critique, afin que celle-ci pût remplir tout son rôle à ce moment.

Il se tentait dans l’art, dans la poésie, dans les diverses branches de la pensée, quelque chose de nouveau à quoi le public n’était pas encore accoutumé ; il a fallu bien des efforts pour qu’il y fût définitivement conquis. On peut par là marquer les deux temps de ma manière critique, si j’ose bien en parler ainsi : dans le premier, j’interprète, j’explique, je professe les poëtes devant le public, et suis tout occupé à les faire valoir. Je deviens leur avocat, leur secrétaire, ou encore leur héraut d’armes, comme je me suis vanté de l’être souvent. Dans le second temps,