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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

d’interpréter de loin tous les rapprochements qui devaient naître, dans cette âme orageuse de René, entre la vanité des grandeurs parcourues et ces jeux d’enfants sur la poussière. En rentrant, il me raconta ce qu’il venait de voir et ajouta : « Si j’étais Béranger, je ferais de cela une chanson. » Par ce seul mot, Victor Hugo définissait merveilleusement, sans y songer, le petit drame, le cadre indispensable que Béranger anime : qu’on se rappelle Louis XI et l’Orage.

Ce cadre voulu, cette forme essentielle et sensible, cette réalisation instantanée de sa chanson, cet éclair qui ne jaillit que quand l’idée, l’image et le refrain se rencontrent en un, Béranger l’obtient rarement du premier coup. Il a déjà son sujet abstrait, sa matière aveugle et enveloppée ; il tourne, il cherche, il attend : les ailes d’or ne sont pas venues. C’est après une incubation plus ou moins longue qu’au moment souvent où il n’y vise guère, la nuit surtout, dans quelque court réveil, un mot, inaperçu jusque-là, prend flamme et détermine la vie. Alors, suivant sa locution expressive, il tient son affaire et se rendort. Cette parcelle ignée en effet, cet esprit pur qui, à peine éclos, se loge dans une bulle hermétique de cristal que la reine Mab a soufflée, c’est toute sa chanson, c’en est le miroir en raccourci, la brillante monade, s’il est permis de parler ce langage philosophique dans l’explication d’un acte de l’âme, qui certes ne le cède à aucun en profondeur. Le poëte mettra ensuite autant de temps qu’il voudra à la confection extérieure, à la rime, à la lime, peu importe ; il y mettrait deux mois ou deux ans, que