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BÉRANGER.

gaulois et archaïque ; je le leur abandonne en partie. Quant à Béranger, il est bien l’homme de sa réputation, le chansonnier populaire de ces quinze années ; oui, messieurs, populaire à la lettre, bien autrement que Desaugiers, qu’on lui a opposé sans justice, et qui réussit peut-être mieux auprès des gastronomes ; populaire exactement dans le même sens qu’Émile Debraux et autres que ni vous ni moi ne connaissons.

Cela est tellement vrai que, seul des poëtes contemporains, il aurait pu, à la rigueur, se passer de l’impression, du moins pour une bonne moitié de son œuvre. Quand on imprima son premier recueil, le public chantant n’y apprit rien qu’il ne sût à l’avance : c’eût été de même pour les suivants ; quelques copies distribuées de la main à la main auraient suffi ; la tradition vivante, l’harmonieuse clameur l’aurait soutenu et sauvé de toutes parts, comme on le rapporte des anciens poëtes. Je veux dire qu’il aurait traversé de la sorte trois générations, de cinq ans chacune ; longévité la plus homérique en notre âge. Cette prise heureuse sur la mémoire des hommes (la source d’inspiration d’ailleurs y poussant) est due au refrain pour les paroles, au cadre pour l’idée.

Un jour, au printemps de 1827, autant qu’il m’en souvient, Victor Hugo aperçut dans le jardin du Luxembourg M. de Chateaubriand, alors retiré des affaires. L’illustre promeneur était debout, arrêté et comme absorbé devant des enfants qui jouaient à tracer des figures sur le sable d’une allée. Victor Hugo respecta cette contemplation silencieuse et se contenta