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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

quelque sorte, d’un intervalle et d’un jet déterminés à l’avance. Il faut que, toutes les deux ou trois secondes, la pensée revienne faire acte de présence à un coin marqué, jaillir à travers un nœud étroit et fixe, rebondir sur une espèce de raquette inflexible et sonore : elle est à cent lieues, au bout du monde, dans le ciel ; n’importe, il faut qu’elle revienne et qu’elle touche à point. C’est un inconvénient, une gêne sans doute, un coup de sonnette ou de cordon bien souvent, qui rattire à court l’essor, le saccade et le brusque. Mais Béranger vit à merveille que, dans une langue aussi peu rhythmique que la nôtre, le refrain était l’indispensable véhicule du chant, le frère de la rime, la rime de l’air comme l’autre l’est du vers, le seul anneau qui permît d’enchaîner quelque temps la poésie aux lèvres des hommes. Il vit de plus que pour être entendu du peuple, auquel de toute nécessité beaucoup de détails échappent, il fallait un cadre vivant, une image à la pensée dominante, un petit drame en un mot : de là tant de vives conceptions si artistement réalisées, de compositions exquises, non moins parlantes que les jolies fables de La Fontaine ; tant de tableaux si fins de nuances, et si compris de tous par leur ensemble. Car Béranger, ce qui semblerait inutile à rappeler ici, se chante dans les campagnes, au cabaret, à la guinguette, partout, quoi qu’en aient prétendu d’ingénieux contradicteurs, qui auraient voulu faire de M. de Béranger un bel esprit de salon et d’étude comme eux-mêmes. Qu’ils réservent cette chicane à l’ancien Canonnier à cheval, homme de style également, mais de style