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BÉRANGER.

propre désir. Il se sondait scrupuleusement, il hésitait et se trouvait timide ; ses succès dans la chanson, telle qu’il l’avait abordée, l’effrayaient pour sa tentative nouvelle. Il avait bien glissé çà et là au bout de quelque couplet un filet de tendresse grave, comme dans Si j’étais petit oiseau ; mais le coup décisif fut le Dieu des Bonnes Gens. Un jour qu’il dînait chez M. Étienne, en nombreuse et spirituelle compagnie, on le pressa au dessert de chanter, selon l’usage ; il commença cette fois d’une voix un peu tremblante, mais l’applaudissement fut immense, et le poëte sentit à cet instant-là, en tressaillant, qu’il pouvait rester simple chansonnier et devenir tout à fait lui-même.

Du moment en effet qu’il y avait jour pour Béranger de faire entrer sa pensée entière en chanson, que lui fallait-il de mieux ? Quel bonheur, quelle nouveauté qu’un tel genre ! C’était l’accomplissement de son rêve : le monde, la vie alentour et sous sa main dans leur infinie diversité ; pas d’étiquette apprise, pas de poétique, et tout le dictionnaire. D’un autre côté, Béranger comprit que plus l’espace s’élargissait devant lui, moins il avait à se relâcher des sévérités du rhythme. La chanson de Panard, de Collé, Gouffé, Desaugiers, et du Caveau, venait habituellement par le refrain ; un refrain semblait heureux, chantant : vite des couplets là-dessus. Ils arrivaient à la file, bon gré, mal gré, plus ou moins valides : le refrain couvrait tout. Ici au contraire, pour Béranger, la pensée, le sentiment inspirateur préexistait : le refrain n’en devait être que l’étincelle, mais étincelle à point nommé en