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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

goût, et tout lui allait si bien ! D’ailleurs elle n’eût pas mieux demandé que de tenir de moi ce qu’elle était obligée d’acheter d’un autre. Mais comment faire ? moi, j’étais si pauvre ! la plus petite partie de plaisir me forçait à vivre de panade pendant huit jours, que je faisais moi-même, tout en entassant rime sur rime, et plein de l’espoir d’une gloire future. Rien qu’en vous parlant de cette riante époque de ma vie, où sans appui, sans pain assuré, sans instruction, je me rêvais un avenir, sans négliger les plaisirs du présent, mes yeux se mouillent de larmes involontaires. Oh ! que la jeunesse est une belle chose, puisqu’elle peut répandre du charme jusque sur la vieillesse, cet âge si déshérité et si pauvre ! Employez bien ce qui vous en reste, ma chère amie. Aimez et laissez-vous aimer. J’ai bien connu ce bonheur : c’est le plus grand de la vie, etc. »

Avec l’amour, ce qui préoccupait le plus Béranger à cet âge, c’était la gloire littéraire. Le patriotisme de son adolescence ne l’abandonna jamais ; mais ses sentiments ne se tournaient qu’avec réserve vers l’homme de génie qui touchait déjà à l’empire. Au lieu de se précipiter à sa suite dans les camps, Béranger sut se faire oublier de lui dans sa vie infime. Il ne fut jamais conscrit ni jaloux de l’être, et il lui suffit de son obscurité, de son existence naturellement peu saisissable, et aussi de son air facile et non embarrassé, de ce dos bon et rond dont parle Diderot, dans les circonstances qui l’eussent pu trahir, pour gagner l’amnistie du mariage de Marie-Louise. C’est un rapprochement curieux