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LIVRE QUATRIÈME.

le docteur Johnson, nie qu’il existe un génie prétendu naturel, une disposition de l’esprit reçue de la nature pour un art ou une science plutôt que pour une autre. Sans m’engager dans une dispute métaphysique ou plutôt de mots, je sais par expérience que, dès ma première jeunesse, j’aspirai à la qualité d’historien.… » Comment un critique-biographe comme Johnson, et un peintre de portraits comme Reynolds, ont-ils pu nier cette diversité originelle qui désigne chaque individu marquant, et qui est l’âme de chaque physionomie ? Malebranche, qui avait commencé par s’appliquer à l’histoire ecclésiastique, et qui n’y avait que du dégoût, ouvre un jour par hasard le livre de l’Homme de Descartes, et ne le quitte plus : le voilà métaphysicien pour la vie. Il ne se peut concevoir de tour de génie plus nettement inverse de celui de Malebranche que la vocation de Tillemont.

Un très-fin biographe, qui savait tenir compte en tout de la physique, Fontenelle, ayant à faire l’Éloge d’un savant janséniste dont la vie avait été empreinte d’un singulier caractère d’uniformité, a dit : « La religion seule fait quelquefois des conversions surprenantes, mais elle ne fait guère toute une vie égale et uniforme, si elle n’est entée sur un naturel philosophe[1] ». Cette remarque doit nous être présente dès le seuil de la vie de Tillemont ; elle pourrait s’inscrire au frontispice. Tout le contraire des Le Maître et des Pontchâteau, de ces naturels ardents, il met posément le pied dans sa voie, et n’en sort plus. Il lui est échappé de dire, dans sa préface de l'Histoire des Empereurs : « Nous voyons dans Caïus, dans Néron, dans Commode, et dans leurs semblables, ce que nous serions tous, si Dieu n’arrêtoit le penchant que la cupidité nous donne à toutes sortes de

  1. Éloge de Des Billettes.