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LIVRE TROISIÈME.

ment. Qu’aurait dit Pascal s’il avait entrevu dans l’avenir du monde le règne universel des demi-habiles, et le peuple tout entier passé à ce demi-état ?

C’est ici que se place naturellement et que s’explique dans tout son jour cette pensée tant discutée : « Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple, » Cela veut dire simplement qu’il faut avoir la raison profonde et distincte de ce dont le peuple a le bon sens confus, et, en parlant comme le peuple, savoir mieux que lui pourquoi on le dit.

On suit pourtant la marche générale ; Pascal, par moments, rompt l’ordre et paraît décousu à dessein ; il fait ici dans son discours comme il dit que fait la nature dans ses progrès, comme la mer dans le flux et le reflux : « Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus loin que jamais. » Ce sont ainsi des allées et venues, des accès, répits et reprises, des gradations enfin, qui ont pour effet, sur tous les points, de démonter un jugement humain de son assiette naturelle, et qui poussent la crise à l’excès. On a la clef de sa marche dans cette première partie.

Sans plus nous y arrêter, qu’il suffise de bien sentir qu’après avoir quelque temps bercé l’homme sans trop de froissement, Pascal, comme impatient, le ressaisit d’une main plus rude ; il le remet sur la roue et s’y met avec lui. Car, dans Pascal, l’homme auquel il s’attaque si amèrement, c’est lui-même, tout ainsi que l’homme dont il s’inquiète si éperdument, c’est le genre humain ; le je, chez Pascal, représente, on l’a très-bien dit, le genre humain, par une sorte de procuration ; la personnalité la plus dirigée à son propre salut s’accorde et se confond avec la charité la plus universelle. Pascal recommence donc à résumer, à entre-choquer, comme s’il ne l’avait pas fait encore, la misère de l’homme, son