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LIVRE TROISIÈME.

que, l’amour-propre étant le fondement de tout notre être actuel, et la nature de l’amour-propre étant de n’aimer que soi, bien qu’on ne puisse s’empêcher de se voir soi et son être plein de défauts, de vices, et très-peu aimable, il s’engendre de là la plus injuste et la plus criminelle passion, qui est la haine mortelle de cette Vérité qui nous condamne. Ici Pascal coupe court à l’infinie variété, à la piquante et imprévue déduction où La Rochefoucauld se complaît. La Rochefoucauld, qui habite volontiers dans l’amour-propre, qui fait comme état de croiser sur ces parages, déclare qu’il y reste encore bien des terres inconnues : il est dans l’étude sans terme[1]. Pascal se hâte et nous presse ; il a vu le dedans et le fond ; il a fait le tour ; peu lui importent, dans cet archipel tortueux, quelques Cyclades de plus ou de moins, si tout cela est une mer de naufrage et de malheur, une mer d’amertume qui, par une infranchissable barrière, peut, à tout instant, fermer le retour à la vraie patrie. Pascal a le tourment : c’est le ressort de son drame, c’est par où il tient à l’homme. Là où les autres moralistes qu’il rencontre s’attardent, se complaisent comme dans le pays du Lotos, oubliant la vraie patrie, lui s’inquiète et passe outre. Il ne laisse pas son homme s’endormir ; il lui tient l’aiguillon au cœur, comme il le sent lui-même. Ce tourment est si grand, que plus tard, et lors même qu’il aura trouvé, il s’inquiétera encore ; mais alors il entendra en son cœur une voix secrète qui l’apaisera, et il redira aux autres cette tendre parole du Consolateur : « Tu ne me chercherois pas si tu ne me possédois : ne t’inquiète donc pas ! » Combien la première inquiétude était différente !

  1. Voir précédemment au tome II, page 140, ce qui a été dit de lui par comparaison à Jansénius. Combien c’est plus vrai encore en regard de Pascal !