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PORT-ROYAL.

Chose étrange ! Port-Royal, dans sa rigidité et sa sincérité primitive, ne dit pas le contraire ; et rien n’est plus significatif, rien ne va plus au centre de notre présente étude, que de citer ici, en regard de Bayle, ce passage de Saint-Cyran :

« Quand je considère que les Chrétiens ne sont, pour parler ainsi, qu’une poignée de gens, en comparaison des autres hommes répandus dans toutes les nations du monde, et dont il se perd un nombre infini hors de l’Église ; et que dans ce peu d’hommes qui sont entrés, par une vocation de Dieu, dans sa maison pour y faire leur salut, il y en a peu qui se sauvent, selon la parole de Jésus-Christ dans l’Évangile ; et qu’outre cette prédiction réitérée qui regarde le commun des Chrétiens, il y en a encore une autre effroyable qui doit faire trembler les riches, je me sens obligé, plus que je ne le puis dire, à supplier très-humblement, etc…[1]. »

Il est impossible de restreindre d’une manière plus effrayante le petit nombre et des Appelés et des Élus ; d’épuration en épuration, c’est à faire dresser les cheveux. Or, ce que Saint-Cyran dit là dans un sérieux sombre, Bayle à son tour le redit, non sans malice ; en faisant voir combien il y a peu de Chrétiens pareils à Pascal, et que c’est là être Chrétien véritablement, il donne à entendre que c’est se placer hors de l’humanité que d’être Chrétien ; qu’on ne l’est pas pour en avoir seulement le nom, et que, sitôt qu’on se met à l’être en réalité, on devient alors, selon une autre de ses expressions, un individu paradoxe de l’Espèce humaine[2].

  1. Lettre à M. Singlin, datée de la prison de Vincennes, 17 février 1642.
  2. En ce sens, les Jansénistes qui s’attachent trop à prouver combien peu le Christianisme est humain et naturel, se trouvent d’accord avec les libertins, qui, à leur manière, ne veulent pas prouver autre chose. Là est un des grands écueils du Jansénisme, une des causes qui l’ont rendu odieux aux philosophes et compromet-