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LIVRE TROISIÈME.

tant qu’âme humaine. Il aima passionnément la pauvreté, la douleur. À l’une et à l’autre il ne disait pas seulement, comme les Stoïciens : Tu n’es pas un mal ; il criait avec tendresse : Tu es un bien !

Au plus fort de ses souffrances, il avait coutume de dire à ceux qui s’en affligeaient devant lui :

« Ne me plaignez point ; la maladie est l’état naturel des Chrétiens, parce qu’on est par là comme on devroit toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l’attente continuelle de la mort[1]. N’est-ce pas ainsi que les Chrétiens devroient passer la vie ? et n’est-ce pas un grand bonheur, quand on se trouve par nécessité dans l’état où l’on est obligé d’être, et qu’on n’a autre chose à faire qu’à se soumettre humblement et paisiblement ? »

Cela révolte encore ; nous voilà derechef bien loin de la nature, bien loin des sages qui l’ont suivie, de cet aimable Horace et de son vœu habituel, mens sana in corpore sano, de Voltaire qui, dans une lettre à Helvétius, a l’air d’envier Buffon en disant : « … Il se porte à merveille. Le corps d’un athlète et l’âme d’un sage, voilà ce qu’il faut pour être heureux. » Haller, qui était un athlète aussi, et qui pouvait passer pour un sage selon le monde, ne pensait pourtant pas que cette double condition suffît au bonheur. Des esprits délicats, qui avaient à se plaindre de leur corps, n’ont pas non plus tant accordé à la santé. En se tenant au seul point de vue intellectuel, ils ont trouvé à dire de fort jolies choses sur les avantages d’une complexion frêle, qui laisse

  1. Saint-Cyran avait dit, avec sa grande parole, qui ne pâlit point auprès de celle de Pascal : « Les malades doivent regarder leur lit comme un autel où ils offrent continuellement à Dieu le sacrifice de leur vie, pour la lui rendre quand il lui plaira. »