Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
296
PORT-ROYAL.

de Tartufe en entrant ; le second n’est pas moindre. C’est surtout le geste ici qui est frappant. Le saint homme aperçoit Dorine, la gaillarde suivante à la gorge un peu nue, et il lui jette son mouchoir pour qu’elle s’en couvre plus décemment. Cela n’est pas vraisemhlable, dirat-on ; mais cela parle, cela tranche ; et la vérité du fond et de l’ensemble crée ici celle du détail. Voyez-vous pas quel rire universel en rejaillit et comme toute une scène en est égayée ? Avec Molière, on serait tenté à tout instant et à la fois de s’écrier : Quelle vérité ! et quelle invraisemblance ! ou plutôt on n’a que le premier cri irrésistible ; car le correctif n’existerait que dans une réflexion et une comparaison qu’on ne fait pas, qu’on n’a pas le temps de faire. Il a fallu La Bruyère avec sa toile en regard pour nous avertir ; de nous-même nous n’y aurions jamais songé.

Pour donner aux objets tout leur jeu et leur relief, Molière ne craint donc pas de grossoyer ; il a le pinceau, avant tout, dramatique. Cette Dorine, qui fait un rôle si animé, si essentiel, dans le Tartufe, et qui en est le boute-en-train, me personnifie à merveille la verve même du poète, ce qu’on oserait appeler le gros de sa muse, un peu comme chez Rubens ces Sirènes poissonneuses et charnues, les favorites du peintre. Ainsi cette Dorine, si provoquante, si drue, servirait très-bien à figurer la muse comique de Molière en ce qu’elle a de tout à fait à part et d’invincible, et de détaché d’une observation plus réfléchie, — l’humeur comique dans sa pure veine courante, qui l’assaillait, qui le distrayait, comme la servante du logis, même en ses plus sombres heures et faisait remue-ménage à travers sa mélancolie habituelle, dont la profondeur ne s’en ébranlait pas.

Dans cette charmante scène avec Marianne, où la railleuse s’obstine et revient à la charge sous toutes les formes, sur tous les tons :