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LIVRE TROISIÈME.

ne l’avait pas autant que madame de Sévigné le veut bien croire ; La Rochefoucauld l’a, mais dans la seconde moitié de sa vie seulement. Je tâche de la bien définir une fois de plus par des noms[1]. Bourdaloue la nie dans son sermon sur la Religion et la Probité. Sans oser prétendre qu’elle subsiste devant le Dieu de Nicole, de Bourdaloue et des vrais Chrétiens, il est incontestable de dire qu’elle existe pour les hommes, et qu’elle suffit en général aux usages de la société.

Suffisait-elle à Molière dans la pratique de la vie ? Sans doute, à l’égard des autres ; mais, à coup sûr, en face de lui-même et de sa pensée, elle ne l’apaisait pas, elle ne le consolait pas. Il était triste ; il l’était plus que Pascal, qu’on se figure si mélancolique. Oui, Molière l’était plus réellement au fond et sans compensation suprême ; il n’avait pas, dans sa mélancolie, ces joies de la pénitence qui saisissaient, nous l’avons vu, Pascal au seuil de Port-Royal et déjà sous le cilice, qui lui inspiraient en certaines pages de commenter le Soyez joyeux de l’Apôtre, de manière à faire pâlir elle-même cette délicieuse sagesse de Montaigne[2]. Molière, autant que Montaigne et que Pascal, avait toisé et jugé en tous sens cette scène de la vie, les honneurs, la naissance, la qualité, la propriété, le mariage, toutes les coutumes ; il savait autant qu’eux, à point nommé, le revers de

  1. La Fontaine, parfois, sous son air débonnaire, ne fût-ce que dans sa conduite avec son fils, y manqua bien gravement.
  2. Relire entre autres cette pensée qui faisait partie d’une lettre adressée à mademoiselle de Roannès « … Il faut ces deux choses pour sanctifier : peines et plaisirs… Et, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des Chrétiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. Priez toujours, dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez-vous toujours. C’est la joie d’avoir trouvé Dieu, qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie… » (Édition de M. Faugère, tome I, page 46.)