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PORT-ROYAL.

ou de malice humaine. Quand survient quelque grande crise, quand quelque grand fourbe, quelque grand criminel heureux s’empare de la société pour la pétrir à son gré, cette morale des honnêtes gens devient insuffisante ; elle se plie et s’accommode, en trouvant mille raisons de colorer ses cupidités et ses bassesses. On en a eu des exemples. Quand quelque violent orage soulève les profondeurs et les boues d’alentour, cette morale du rez-de-chaussée s’en trouve un peu éclaboussée, c’est le moins. Pourtant, laissée à elle-même, en temps ordinaire et moyen, elle juge assez sainement, et se tient volontiers, quand elle peut, dans les directions de la règle éternelle[1].

Cette morale ainsi définie, qui est celle du juste milieu actuel de la société, se retrouverait assez vague et commençante à diverses époques de l’histoire. Elle se prononçait déjà sous forme bourgeoise pour Charles V, pour Louis XII ; surtout elle prit consistance sous Henri IV. En ces années du règne de Louis XIV où notre sujet nous a portés, elle ne demandait pas mieux que de se reformer après les misérables désordres et les scandales de la Fronde.

Son triomphe ne se marque jamais mieux que lorsqu’elle a affaire à de faux dévots, à une fausse morale qui, sous air d’austérité, est corrompue, calculée, cupide. Oh ! alors elle se révolte, elle se sent meilleure, elle se proclame violée. Car, bien qu’elle soit assez

  1. Un des procédés, une des ressources commodes de cette morale, est d’ignorer volontiers tout le mal qu’elle ne voit pas directement et qui ne saute pas aux yeux. La société, dont la façade et les principaux étages ont en général, aux moments bien ordonnés, une apparence honnête et convenable, cache dans ses caves et ses souterrains bien des vilenies ; et quelquefois c’est une bien mince cloison, celle du cœur seul, qui en sépare. Quand tout cela ne déborde pas visiblement, la morale des honnêtes gens n’en tient nul compte, et ne suppose même pas que cela soit. Fi donc !