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LIVRE TROISIÈME.

du livre, plus gai que grave. Lorsqu’il arrive pourtant aux Provinciales, de Maistre, eu égard à son ton habituel, n’est pas trop sévère ; il ne disconvient pas que ce soit un fort joli libelle. Le Père Daniel avait dit déjà : « Pascal est un bel esprit, un bon écrivain, un habile médisant ; un adroit, un agréable, un hardi et un heureux menteur. » Linguet avait parlé des presque défuntes Lettres provinciales. C’est ainsi que toutes les opinions sont possibles, et sortent un jour ou l’autre, comme d’une loterie, dans cette grande contradiction humaine. Quand on épuise ainsi un sujet célèbre, on arrive à ce que j’ose appeler la nausée de la gloire.

De Maistre prétend justifier en tout Louis XIV de ses rigueurs contre le parti janséniste ; il rappelle à ce propos l’historiette tant redite et qu’il accommode à sa façon. Un seigneur de la Cour demandait au Roi une ambassade pour son frère[1] : « Mais votre frère est Janséniste, » répondit le Roi. — « Quelle calomnie. Sire ! lui Janséniste ! il est plutôt athée. » — « Ah ! c’est autre chose, » repartit Louis XIV. — « On rit, ajoute de Maistre ; mais Louis XIV avoit raison. C’étoit autre chose en effet. L’athée devoit être damné, et le Janséniste disgracié. » J’arrête ici de Maistre tout court, et je prends acte de ses paroles. L’athée damné, et le Janséniste disgracié ! ce dernier ne devait donc pas être damné ; c’est bon à savoir. Profitons de la distraction, et espérons qu’elle nous livre ici la pensée du cœur. — De Maistre, tout à côté, continue de s’oublier, mais dans un sens moins clément, lorsque, pour atténuer l’atroce persécution exercée contre les Jansénistes dans les dernières années

  1. Dans la vraie anecdote il ne s’agissait pas d’ambassade, et ce n’était pas un seigneur qui sollicitait pour son frère : c’était le duc d’Orléans qui, partant pour l’Espagne, désignait un officier pour un de ses aides-de-camp (Voir au livre V, chap. VIII).