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LIVRE TROISIÈME.

et son histoire, et il ne nous est pas arrivé encore de chercher l’exposé du dogme chez madame de Sévigné ; que si pourtant on va quérir ces passages cités par M. de Maistre à leur source même, pour en mieux apprécier le ton et le fond par l’entourage, qu’y voit-on ? Madame de Sévigné est aux Rochers dans l’été de 1680 ; elle raconte à sa fille le train de ses réflexions, de ses lectures. Entre elle et madame de Grignan, c’est depuis longtemps un jeu, une gageure de société qui ne cesse pas ; l’une est pour le Jansénisme, l’autre pour le Cartésianisme. C’est à qui des deux convertira l’autre, ou plutôt on aime bien mieux ne convertir personne, et que la partie dure à outrance. Madame de Sévigné, qui lit tout, lit Malebranche ; madame de Grignan, de son côté, lit saint Augustin : on sait ainsi le fort et le faible de chacun. Le libre arbitre est le grand point contesté, le champ de bataille ordinaire. Tout y ramène :

« Madame de La Sablière est dans ses Incurables[1], très-bien guérie d’un mal que l’on croit incurable pendant quelque temps, et dont la guérison réjouit plus que nulle autre[2]. Elle est dans ce bienheureux état ; elle est dévote et vraiment dévote ; elle fait un libre usage de son libre arbitre ; mais n’est-ce pas Dieu qui le lui fait faire ? N’est-ce pas Dieu qui la fait vouloir ? N’est-ce pas Dieu qui l’a délivrée de l’empire du Démon ? N’est-ce pas Dieu qui a tourné son cœur ? N’est-ce pas Dieu qui la fait marcher et qui la soutient ? N’est-ce pas Dieu[3] qui lui donne la vue et le désir d’être à lui ? C’est cela qui est couronné ; c’est Dieu qui couronne ses dons. Si c’est cela que vous appelez le libre arbitre, ah ! je le veux bien… »

  1. Lettre du 21 juin 1680.
  2. Elle veut parler de la passion de la dame pour M. de La Fare.
  3. Ne vous semble-t-il pas tout à fait sentir la plume de madame de Sévigné qui se met en train et qui prend plaisir à redoubler, voyant que cela vient ? Elle défile son chapelet d’arguments et en fait sonner les grains, comme pour s’assurer qu’elle en tient bien le fil. Elle s’amuse, enfin.