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PORT-ROYAL

de n’en pas user. Un seul homme, un seul écrivain bien connu en révèle beaucoup d’autres.

« Que le livre de M. Arnauld, écrivait donc Balzac (novembre 1643), est un savant, sage et éloquent livre ! il me paroît si solide et si fort de tous côtés que je ne pense pas que tout ce qu’il y a de machines dans l’arsenal de la Société ( les Jésuites) en puisse égratigner une ligne. Je dis davantage : il donneroit de la jalousie au cardinal Du Perron ressuscité, si la gloire de l’Église ne lui étoit plus chère que la sienne propre. J’en parle de cette sorte à mes bons amis les Révérends Pères, et, quoique j’aie plus besoin qu’homme du monde de douceur et d’indulgence, en cette occasion je suis pour celui qui me menace de la foudre contre ceux qui ne me promettent que de la rosée. » ( Oh ! Antithèse, oh ! Trope, que me veux-tu ? )

Mais voici qui est plus fort :

« (Du 2 mai 1644) Je suis à la moitié du livre de M. Arnauld ( de la Tradition de l’Église). En conscience je n’ai jamais rien lu de plus éloquent ni de plus docte. Je l’ai lu avec une continuelle émotion, avec un transport qui ne m’a point encore quitté ; et j’accuse notre langue de disette, je me plains d’elle de ce qu’elle ne me fournit point des termes assez puissants pour vous exprimer l’état où m’a mis cette incomparable composition. Oh le grand personnage que ce cher ami ( M. Arnauld) Oh que je suis glorieux de son amitié ! Oh que l’Église recevra de services de cette plume ![1] Ce sera le bâton de sa vieillesse,[2] ce sera peut-être son dernier appui, et, s’il y a encore quelque hérésie à venir, qu’elle se hâte de naître, et que tous les monstres se déclarent, afin

  1. Il trépigne de joie, il pleure de tendresse.
    (BOILEAU.)
  2. S’il est vrai que les phrases d’un homme font juger de son esprit, il est encore plus vrai que l’esprit d’un écrivain, une fois connu, juge ses phrases. Il y a chez Balzac telle phrase, telle métaphore sans valeur, et qui en aurait chez un autre : ainsi ce mot sur le rôle d’Arnauld dans l’Église : Ce sera le bâton de sa vieillesse ! ce mot-là serait beau et touchant ailleurs, chez un écrivain qui mettrait discrétion et sens aux figures.