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PORT-ROYAL

Combien de fois, vous entendant parler de l’autre monde et de la félicité, ai-je soupiré après elle et voulu l’acheter de ma propre vie ! Combien de fois, si j’eusse pu vous suivre, m’eussiez-vous mené plus avant que n’a été toute l’ancienne Philosophie ! Tant y a que c’est vous seul qui m’avez donné de l’amour pour les choses invisibles, et m’avez dégoûté de mes premières et de mes plus violentes affections. Je serois encore enseveli dans la matière, si vous ne m’en aviez tiré ; et mon esprit ne seroit qu’une partie de mon corps, si vous n’aviez pris la peine de le détacher des objets sensibles, et de démêler l’immortel d’avec le périssable. Vous êtes cause que d’abord je suis devenu suspect aux méchants, et que j’ai favorisé le bon parti auparavant que d’en être. Vous m’avez fait trouver agréables les remèdes dont tous les autres me faisoient peur, et, au milieu du vice, j’ai été contraint de vous avouer que la vertu est la plus belle chose du monde.

«Ne vous imaginez donc pas que ni la pourpre de la Cour de Rome, ni le clinquant de celle de France, puissent éblouir des yeux à qui vous avez montré tant de merveilles. Ce sont les rayons et les éclairs de ces grandes vérités que vous m’avez découvertes, qui me donnent dans la vue, et qui font, quoique j’aie résolu de mépriser tout, que j’admire encore quelque chose. Mais pour le moins, Monsieur, assurez-vous que ce n’est pas le monde que j’admire ; au contraire, je ne le regarde plus que comme celui qui m’a trompé depuis vingt-huit ans que j’y suis,[1] et dans lequel je n’ai presque rien vu faire que du mal et contrefaire le bien. En quelque part de la terre que la curiosité m’ait porté, delà la mer et delà les Alpes, dans les États libres et aux Pays de conquête, je n’ai remarqué parmi les hommes qu’un commerce de pipeurs et de niais, des vieillards corrompus par leurs pères, qui corrompent leurs enfants ; des esclaves qui ne se peuvent passer de maîtres ; de la pauvreté en la condition des gens vertueux, et de l’avarice en l’âme des Princes. Maintenant que vous avez rompu les charmes, au travers desquels je ne

  1. Si Balzac est né en 1594, il avait trente et un ans, et non vingt-huit, à la date de cette lettre qui paraît être de 1626 ou, au plus tôt, de 1625. Malgré ce qu’a d’incroyable l’idée de se rajeunir devant M. de Saint-Cyran, il faut admettre qu’il se rajeunissait.