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PORT-ROYAL.

fort empesés ; rien de vif ; il satisfait les gens sensés et doctes de son temps, il n’éveille personne, il ne corrige personne, il ne fait rien avancer ; ce n’est pas avec ce procédé et ce tour émoussé et rond qu’on réforme rien, ni en action ni en paroles. Les réformes qui réussissent doivent être autrement armées ; il faut les enfoncer dans les esprits comme avec des coins aigus et tranchants. La voix de Du Vair, telle qu’elle ressort de ses écrits, est sourde et n’a rien du clairon. Je sais qu’il y a le clairon du charlatan, du vendeur d’orviétan, et je m’en délie : mais il y a, il doit y avoir, dans tout écrivain qui fait un pas en avant et qui mène les autres, le chant qui enflamme les âmes et qui éveille l’écho. »

Et m’adressant en particulier aux élèves de l’École normale qui se préparent à être de simples professeurs, j’ajoutais :

« Vous n’êtes pas destinés par profession à inventer, à innover, à faire marcher la langue et l’art (quoique cela ne vous soit pas interdit), vous n’êtes destinés et tenus qu’à les bien conserver ; mais dans vos jugements, dans vos classements des talents et des esprits que l’érudition et la doctrine ne vous fassent pas illusion, et réservez toujours leur place à part en tout aux vrais inventeurs, aux initiateurs. Du Vair n’en était pas un en fait de langage : Balzac en est un. »

Et rentrant ainsi dans mon sujet, m’attachant au nom sur lequel j’avais à insister et à m’étendre, je continuais :

« Balzac, quoi qu’on puisse dire de lui, a donc été un initiateur. C’est presque le seul éloge que je lui donnerai, mais il le mérite entièrement. Il y avait à cette heure, à ce commencement du dix-septième siècle, un besoin, un désir assez général de pureté, d’épuration, de culture choisie et dégagée dans la langue et dans le style. Ce mouvement, cette disposition graduelle, s’y prononce et s’y déclare d’une manière sensible. Elle cadrait bien avec le rassérénissement de l’atmosphère politique sous Henri IV. On sent avec Malherbe s’élever et souffler ce premier vent un peu sec, mais assainissant et très-salubre. Au seizième siècle, avec la Renaissance, avec l’étude directe des écrivains latins et grecs, la langue française avait été reprise de latinisme, d’hellénisme ; il y avait eu invasion, débordement ; une indigestion grecque et latine. Et cela ne se sent pas seulement chez les lettrés de profession ; cela se sent bien encore dans quelques auteurs de Mémoires (Guillaume et Martin Du Bellay). L’Italianisme avait fait aussi son invasion sous les Valois. À la fin du siècle, après l’anarchie en tout genre, la société se rasseyant sous Henri IV, le français se sentait en goût de redevenir lui-même, de se débarrasser du trop dont on l’avait surchargé. On voulait un tour moderne, net, commode, clair, à notre usage, à la fois régulier et assez en accord avec notre promptitude, avec notre vivacité ; une pompe et une noblesse qui ne traînât pas trop.