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LIVRE TROISIÈME.

aussi fort savant : lorsqu’il fut arrivé là, il y demeura immobile comme un homme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu’il versoit quelques larmes, fut épouvanté à son tour, et le pria de ne pas lui celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d’affliction, mais de joie[1]; vous savez les soins que j’ai pris pour ôter à mon fils la connoissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études ; cependant voici ce qu’il a fait… » M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l’avoit été, et il lui dit qu’il ne trouvoit pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connoissance… Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Éléments d’Euclide, pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d’aucune explication[2]; et, pendant qu’il les voyoit, il composoit et alloit si avant, qu’il se trouvoit régulièrement aux conférences qui se faisoient toutes les semaines. »

C’était là le fruit des seules heures de récréation, car, à cet âge, il avait pour étude courante d’apprendre le latin selon l’espèce de méthode à la Port-Royal, que son père lui avait dressée exprès ; mais la géométrie occupait réellement son cœur, et, en ses moments perdus, il la poussa si bien qu’à seize ans il avait fait son petit traité des Sections coniques : « Les habiles gens, nous dit madame Périer (ici j’abrège), étoient d’a-

  1. Se peut-il un ensemble d’expressions plus touchantes, plus irrécusables ? On lit dans l’Éloge de Pascal par Condorcet : « Cet événement (celui de la trente-deuxième Proposition d’Euclide) a été rapporté par madame Périer, sœur de Pascal ; elle a joint à son récit des circonstances qui l’ont fait révoquer en doute, » Condorcet, qui tient d’ailleurs pour vrai le fait raconté, n’a-t-il pas vu que ces circonstances du récit en exprimaient de tout point la vérité même ?
  2. Ces Éléments d’Euclide lui deviennent ce qu’ont été à Montaigne les Métamorphoses d’Ovide, ce que va être à Racine le roman d’Héliodore : toujours, pour chaque grand esprit, ce que j’ai appelé les armes d’Achille.