Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
33
LIVRE DEUXIÈME.

une joie où les sens n’avoient point de part. L’état des personnes pouvoit bien changer ; mais rien ne changeoit dans le cœur. La pénitence ne se relâchoit pas dans ces âmes ferventes qui en avoient été touchées, lorsqu’elles revirent de leurs yeux celui dont Dieu s’étoit servi pour allumer en elles ce désir. Cette vue, bien loin de les affoiblir, les fortifioit de nouveau. S’il y eut jamais rien qui pût faire quelque suspension à leurs saintes sévérités, c’étoit sans doute cette conjoncture : il sembloit qu’en voyant celui qu’on avoit tant désiré, on ne devoit plus penser qu’à la joie. Cependant les paroles, les regards, le silence, et tout l’air de ce saint homme, ne prèchoient que la pénitence ; et on croyoit voir un nouveau Jean-Baptiste dans le désert. On rougissoit, en le regardant et en l’écoutant, du peu qu’on étoit et du peu que l’on faisoit ; on ne pouvoit soutenir je ne sais quels rayons de sainteté, qui brilloient en lui de toute part. Quand on le voyoit, comme un juge qui avoit en main la balance, reprocher aux plus saints que leurs œuvras n’étoient pas pleines, appliquer partout une règle d’or, une règle inflexible, pour faire remarquer à chacun ce qu’il y avoit de moins réglé en sa vie ; … quand on le voyoit comme dans un tremblement continuel, de peur que le relâchement n’entrât insensiblement dans les âmes que Dieu lui avoit données, la joie sans doute qu’on avoit de revoir un tel homme, quoique incroyable en soi et presque infinie, ne laissoit pas d’être tempérée par une frayeur secrète, qui faisoit rentrer tout le monde dans le fond de son cœur.

« Mais qui dira le transport que M. Le Maître et ce saint homme sentoient l’un l’autre en se revoyant ? Avec quel feu M. Le Maître se jeta-t-il à ses pieds ! Avec quelle tendresse M. de Saint-Cyran l’embrassa-t-il, comme celui qu’il disoit être le seul qu’il connoissoit être bien revenu à Dieu par la pénitence ! »

Et ils se parlent du passé : M. de Saint-Cyran, le voyant dans un désert si propre à la solitude, lui touche quelque chose de la crainte qu’il avait eue en le sachant forcé d’en sortir pour aller habiter une ville, où le Diable se promène toujours plus que dans les champs. Durant le séjour à la Ferté-Milon, M. Le Maître était logé dans